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La passion dans la pensée latine
15 avril 2008

DPMR.CM 4

Cours 4 : 11/03/08

 Pour Lucrèce, le propre de la philosophie est de dépasser l’illusion pour atteindre la réalité (les atomes et le vide). On note le déséquilibre du livre IV, dans le domaine des objets : la déconstruction de l’illusion sensorielle est de comprendre que ce ne sont pas les sens qui se trompent mais les opinions qu’on y ajoute. Dans le domaine des relations humaines, la chose est plus complexe car le contact avec le réel semble aboutir à deux attitudes passablement contradictoires.

 Les deux attitudes préconisées par Lucrèce sont : premièrement, considérer la sexualité comme une affaire de plomberie, de pression : le désir sexuel n’est que l’expression d’un manque. De ce point de vue, il n’y a pas de différence entre le sang et la semence. Celle-ci ne demande qu’à s’écouler vers l’extérieur. Comparaison avec la flèche qui fait couler le sang. Au moment d’une pression trop forte de la semence, elle se dirige, alors qu’elle se trouve d’ordinaire dans le corps tout entier, vers les organes sexuels pour en jaillir. La première solution de faire baisser la pression est donc purement physique. Elle occupe la moitié d’un livre chez Lucrèce ; il semble que ces problèmes n’occupaient pas une telle place chez Epicure.

 D’après Voener, le grand savant allemand sur Epicure, l’étude du fragm 19,525-526 montre que pour Epicure il valait mieux ne pas se marier et éviter d’avoir des gosses, car le tout est une source de troubles, de tracas, susceptible de perturber la sérénité du philosophe ; il ajoutait que si on ne pouvait faire autrement, il fallait toujours choisir ce qui rapporte le plus de plaisir et le moins de souffrance. Voir Ted Brennan, Epicurus on sex, mariage and children, Classical Phylology 91, 1996, pp 346-352. Mais Epicure n’a semble-t-il jamais abordé ces questions en un bloc, dans un traité. Cette question du mariage est une spécificité latine, une véritable question philosophique à Rome.

 

 Texte : DRN, IV, 1058-1064

1058 nam si abest quod ames, praesto simulacra tamen sunt

 illius et nomen dulce obversatur ad auris.

 sed fugitare decet simulacra et pabula amoris

 absterrere sibi atque alio convertere mentem

 et iacere umorem coniectum in corpora quaeque

 nec retinere semel conversum unius amore

 et servare sibi curam certumque dolorem;

 « Si l’objet de ton amour est absent, cependant les simulacres de cet objet sont présents et la douceur de son nom vient frapper tes oreilles. Il convient de fuir sans cesse les simulacres et de chasser de soi ce qui alimente l’amour, et de tourner son esprit ailleurs, et de jeter le liquide accumulé dans n’importe quel corps et de ne pas le garder à tout jamais consacré à l’amour d’un seul et de ne pas se garder pour soi-même le souci et une douleur certaine. »

 L’objet de l’amour est aimé car il fait baisser la pression mais il n’est pas toujours présent ; par contre ses simulacres, la trace sensorielle, laissés par son image, sa voix etc, sont toujours présentes. Il y a absence de l’être dans sa réalité et présente des traces que l’autre laisse en nous. Les traces jouent le rôle d’activateur du désir, d’une superficie de l’autre qui fait qu’on agit comme s’il était présent. Ceci engendre une souffrance inhérente de l’amour à cause de cette absence/présence, car il est impossible de se débarrasser de la présence de l’autre, de nous libérer de cette modification de nous-même que la présence de l’autre génère en nous.

 

 Les simulacres nous font souffrir car ils font monter la pression, d’où la solution de se déverser dans n’importe quel corps. Le alio convertere mentem est à rapprocher de ἐπίβολη τῆς δίανοιας d’Epicure. Pour les épicuriens, l’esprit est semblable au regard, on peut le poser là où on veut le porter. Il y a un effort à faire pour détacher le regard de l’esprit des simulacres qui sont la présence/absence de l’autre pour le porter vers un corps bien réel ; c’est un transfert du désir, du fantasme, vers le réel. Le contact n’obtient pas une conversion du regard de l’esprit. On va toujours des atomes vers les atomes. Les simulacres sont les atomes de la superficie alors que l’alio convertere mentem va vers la totalité d’un corps.

 

Texte : DRN, IV, 1070-1073

1070 Nec Veneris fructu caret is qui vitat amorem

 sed potius quae sunt sine poena commoda sumit ;

 nam certe purast sanis magis inde voluptas

 quam miseris ;

 « Celui qui évite l’amour ne se prive pas du fruit de Vénus mais plutôt il prend les bienfaits qui ne sont pas punis. En effet, sans aucune doute, le plaisir est plus pur pour les gens qui sont sains d’esprit que pour les malheureux. »

 Lucrèce ne rejette pas une position ascétique. v.1069 : aut alio posses animi transducere motus : à moins que tu n’aies les moyens de transporter ailleurs les mouvements de ton esprit. Importance du alio : pas de contestation d’une transformation possible de cette énergie : sublimation psychanalytique ? Non, c’est le contraire. Il faut faire autre chose de cette énergie. La conversion intellectuelle du désir ? Non, l’institutionnalisation du désir : le mariage.

 Concept très grec du νέφος λόγισμος, le sage calcul. Le calcul de la vie éthique est celui qui consiste à avoir le maximum de plaisir et le minimum de souffrance : la solution présentée est celle des commoda sine poena, semblable à l’assouvissement du désir dans n’importe quel corps qui est considérée comme apportant des plaisirs qui n’ont pas de contrepartie en manière de douleur.

 Une solution purement physique est-elle satisfaisante ? Lucrèce en apporte une seconde, celle du mariage. La première solution porte en fait déjà en elle la seconde : le principe de réalité qui régit l’épicurisme se trouve limité par le fait que je réduis l’autre à n’être qu’un corps indifférent. Il existe donc des simulacre, le corps de l’autre (pure source de plaisir qui devient indifférent), c’est la solution de l’instant du plaisir, et l’autre dans sa totalité, qui ne peut être découvert que dans le temps, une découverte de l’autre dans la durée et la singularité qui ne peut être garantie que par le mariage.

 Quoiqu’en dise Lucrèce, on compte néanmoins toujours une part de souffrance, car l’autre m’échappe, je ne le connais pas, il est réduit à un corps. Il y a donc deux solutions lucrétiennes : libertine et institutionnelle. A la fin du livre IV, les droits de l’éthique sociale sont rétablis par une savante réhabilitation du mariage.

 

Texte : DRN, IV, 1278-1287

 Nec divinitus inter dum Venerisque sagittis

 deteriore fit ut forma muliercula ametur ;

 nam facit ipsa suis inter dum femina factis

 morigerisque modis et munde corpore culto,

 ut facile insuescat secum <te> degere vitam.

 quod super est, consuetudo concinnat amorem ;

 nam leviter quamvis quod crebro tunditur ictu,

 vincitur in longo spatio tamen atque labascit.

 nonne vides etiam guttas in saxa cadentis

 umoris longo in spatio pertundere saxa ?

 « Et ce n’est pas par l’intervention d’une divinité et par les flèches de Vénus que de temps en temps il se fait qu’une petite femme à l’apparence de laideur est aimée. En effet c’est par ses actions de temps en temps par sa manière d’être docile et par le soin qu’elle apporte à son corps qu’elle obtient que tu t’accoutumes à vivre avec elle. Pour le reste, c’est l’habitude qui fait le lit de l’amour. En effet, ce qui est heurté souvent même d’une manière très légère se trouve vaincu à la longue et fléchit. Ne vois-tu pas aussi que des gouttes tombant sur un rocher à la longue brisent le rocher ? »

 Ce passage en suit un autre très érotique, sur la position de l’amour et la prostitution et la manière d’éviter la grossesse. Muliercula : expression de tendresse par le diminutif, petite femme. Ametur : ce n’est plus le même que l’amor/umor, ce n’est pas le simple écoulement de la semence : on passe des vases communicants à autre chose, une autre dimension, celle d’une autre temporalité du désir, non celle de l’immédiateté mais celle d’une vie toute entière. Umor revient, mais ce n’est pas le même que dans la partie 1, il est ici domestiqué, goutte à goutte dans la vie commune ils transforment l’un et l’autre en époux. Il est replacé dans le domaine de la temporalité. Jeu de mot entre saxa et sexus, ce n’est plus le sexe triomphant d’une sexualité de l’instant mais une sexualité transformée sur la durée.

 La fin du livre IV est donc celle de la réconciliation des différents, du contact avec la réalité. Reste le problème de l’éthique sociale : normalisation sociale ? Rejoint la tradition romaine ? Vie dans laquelle le mariage apporte une régulation de la sexualité.

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