DPMR.CM 5
Cours
5 : 18/03/08
Il existe donc deux solutions : indifférence du corps, maîtrise du désir de la temporalité : le mariage. L’épicurisme est normalement une pensée subversive, et arrive ici à démontrer l’utilité du mariage, la plus conservatrice des traditions : c’est un paradoxe.
Martha Nussbaum, dans The Therapy of Desire, Princeton, 1994, pp
140-191. Beyond
Obsession and Disgust: Lucretius on the Therapy of Love, étudie une théorie
présente dès les premiers vers du poème, dès l’hymne à Vénus, dans lesquels
Lucrèce définit deux types d’amour : l’aeneadum genetrix, celle qui
a engendré la famille d’Enée et de la nation romaine ; Vénus de la
procréation, des liens du mariage qui défie la temporalité, opposée à un autre
Vénus, du désir animal, incontrôlé, qui unit les animaux. Lucrèce plaide pour
une Vénus spécifiquement humaine, celle de la reconnaissance de l’autre, par le
travail souterrain : il y a maîtrise du désir dans sa temporalité.
Comment
la poésie élégiaque va-t-elle aller contre la normalisation du désir proposée
par Lucrèce ? Le contexte est celui de la guerre civile, de l’échec de la res
publica, de la philosophie, censée maîtriser les passions ; pour
Lucain, la guerre plus quam neafas ; la plupart des romains
s’engagent : les épicuriens, qui auraient du se tenir à l’écart, y sont
allés car les passions de la guerre civile ont été plus fortes que tous les
gardes-fous.
Après
la guerre civile, il y a une baisse d’influence de la philosophie et la montée
d’une revendication individualiste qui défend la singularité, la liberté du
désir. Deux adversaires : Cicéron, Tusculanes, IV, avait condamné
l’amour comme la plus pernicieuse des passions. Et les élégiaques : deux
raisons à cette opposition, esthétique d’une part, Lucrèce s’étant revendiqué
poétiquement d’Ennius, de la poésie latine archaïque. A la même époque, les poetae
novi (Catulle en est le plus célèbre représentant) ont défini
esthétiquement leur poésie contre celle d’Ennius, nationaliste, pompeuse et
vieillotte et ces poetae novi vont inspirer les élégiaques. Ensuite
parce que les élégiaque vont prôner une poésie du plaisir et du désir
individuel, considéré comme plus important que les devoirs du citoyen. Or, dans
cette revendication de la liberté du plaisir, ils vont se heurter à Lucrèce,
poète d’un plaisir philosophique et politiquement normalisé. Les élégiaques
n’ont, par exemple, aucune attraction pour le mariage.
L’Ars
amatoris, d’Ovide, est constitué de trois livres : cet extrait se
situe à l’exact centre mathématique de l’œuvre. Cette position stratégique
n’est pas fortuite : c’est une parodie d’une livre V de Lucrèce ,livre
dans lequel Lucrèce relate la création du monde et notamment l’histoire de
l’humanité. Cette histoire est évolutive, selon Lucrèce, et l’homme y passe
d’un comportement animal à un comportement humain caractérisé par l’existence
d’institutions ; cette anthropologie est fondée sur la création/apparition d’institutions qui n’appartiennent
qu’aux humains. Au début, dans la préhistoire de l’humanité, les humains ne
connaissaient d’autre plaisir que celui de l’accouplement bestial. C’est le
temps qui va faire que l’humanité passe de cette voluptas primitive à la
tendresse envers les époux, parents, enfants, amis. Cette histoire du plaisir
est celle du passage de l’inhumanité à ce qui n’appartient qu’à l’homme :
il y a conversion du désir.
Texte : Ovide, Art d’aimer, II, 473-488
tum genus humanum solis errabat in agris,
idque merae vires et rude corpus erat;
silva
domus fuerat, cibus herba, cubilia frondes:
iamque
diu nulli cognitus alter erat.
blanda
truces animos fertur mollisse volutas:
constiterant
uno femina virque loco;
quid facerent, ipsi nullo didicere magistro:
arte venus nulla dulce peregit opus
ales
habet, quod amet; cum quo sua gaudia iungat,
invenit
un media femina piscis aqua;
cerva
parem sequitur, serpens serpente tenetur,
haeret
adulterio cum cane nexa canis;
laeta
salitur ovis: tauro quoque laeta iuvenca est:
sustinet
inmundum sima capella marem ;
in
furias agitantur equae, spatioque remota
per loca dividuos amne sequuntur equos.
« Alors l’esprit humaine errait
solitaire dans les campagnes, et l’humanité n’était que pure force et corps
grossier ; la forêt avait été leur demeure, l’herbe leur nourriture, les
feuilles leurs lits. Et pendant longtemps l’un était ignoré de l’autre. On
raconte que le tendre plaisir adoucit les âmes farouches ; un homme et une
femme s’étaient arrêtés en un endroit, ce qu’ils devaient faire, ils
l’apprirent eux-mêmes sans avoir aucun maître : sans aucun traité, Vénus
produisit son œuvre de douceur. L’oiseau à un objet à aimer ; le poisson
femelle trouve au milieu de l’eau un poisson avec qui unir sa joie. Le cerf
suit le mâle de sa race, le serpent appartient tout entier à sa compagne. La
brebis est saillie dans la joie ; la génisse aussi est heureuse de
recevoir le taureau. La chèvre camuse supporte l’assaut de son mâle lascif. Les
juments entrent en folie et dans des espaces lointains elles poursuivent les
étalons que séparent d’elles le fleuve. »
Le
début de l’humanité est identique à Lucrèce : début violent, humanité
semblable à la bestialité. Mais la suite est profondément en désaccord :
ce qui est nécessairement humaine, la tendresse, l’affection, naît d’une
maîtrise des sentiments. Chez Ovide, il n’y a aucune évolution dans le
plaisir : il reste sexuel. Il n’y a pas de différence entre l’homme et
l’animal, et l’homme reste assujetti à la grande loi de la vie : il n’y a
de douceur de dans le plaisir. Il y a primauté absolue du plaisir sexuel et
aucune disparité homme/animal.
Texte, Lucrèce, DRN, V, 1017-1018
et
Venus inminuit viris puerique parentum
blanditiis
facile ingenium fregere superbum.
« Et
Vénus diminua la violence et les enfants par leurs caresses brisèrent
facilement le caractère farouche de leurs parents. »
Dans
l’histoire du désir, l’homme découvre l’amour familial du parent à l’enfant,
qui n’a rien de naturel. C’est un plaisir de tendresse, de douceur,
d’affection. On retrouve la dialectique inhérente à Vénus : le désir
violent et la capacité du désir à se normaliser, qui engendre la naissance d’un
plaisir plus raffiné.
Dans
l’ Art d’ aimer , il n’y a pas d’enfants, pas de procréation,
uniquement des êtres en recherche sexuelle les uns des autres. Ovide fonde le
libertinage tel qu’il s’exprimera au 18ème : c’est une éthique
rigoureuse, exigeante, d’un plaisir qui refuse des formes désirées normalisées.
Et en même temps qu’il s’élève contre Cicéron, Lucrèce s’élève contre le
pouvoir augustéen qui applique à la lettre l’éthique du mariage ; à l’époque
de l’installation du principat, le seul contre-pouvoir à Auguste n’est pas
philosophique mais poétique.
Cicéron, dans les Tusculanes, IV, condamne toutes les passions, et l’amour comme étant la plus perverse et la plus dangereuse. Aucune philosophie pour lui n’a été assez ferme sur la condamnation de l’amour : c’est une passion envahissante, impossible à maîtriser. Néanmoins, Cicéron pense l’amour comme une passion au sens stoïcien du terme. La psychologie stoïcienne est moniste, pour elle l’esprit humain est uniquement, exclusivement rationnel, ce qui est très différent de la philosophie platonicienne dualiste, dans laquelle le λόγος s’oppose au désir et à la colère. Chez les stoïciens, l’esprit humain est tout entier rationnel.
Comme se précise le mécanisme de
la passion ? Chacun de nous est un sujet et nous avons des φαντασίαι,
des représentations du monde, des objets, des autres êtres humains, qui sont le
plus souvent vraies. Les φαντασίαι καταληπτικαί sont des
représentations exactes de la réalité. Intervient ensuite la notion de συνκατάεσις,
l’assentiment. Il y a donc deux phases : la représentation, puis
l’assentiment, qui va consister à donner ou refuser son accord à une
proposition. Si O est un être humain, banal, insignifiant, si votre raison se
porte bien, vous devrez donner votre assentiment qu’il est sans intérêt. Mais
une raison humaine est généralement malade et O va être perçu comme
exceptionnel. La passion est donc un assentiment erroné.